Frédéric Pierucci : un homme dans l’épicentre de la guerre économique

17.11.2022

Frédéric Pierucci, en conférence devant les étudiants de l’ILERI


 

L’histoire de Frédéric Pierucci fait frissonner. Lui, le fidèle collaborateur d’Alstom – géant du secteur des transports -, qui s’est retrouvé pris au « piège américain ». Lui, qui revient d’un périple digne d’une fiction, a été sacrifié sur l’autel des intérêts économiques de sa firme. Dans un récit mêlant corruption, trahison et colère, Frédéric Pierucci révèle les coulisses de la très médiatisée « affaire Alstom », dans laquelle le protagoniste s’est retrouvé impliqué malgré lui.

 

Depuis son retour en France en octobre 2018, l’homme d’affaires n’a pas perdu de temps pour se relancer dans les affaires. Il a ouvert son cabinet de consulting et même co-écrit un livre avec le journaliste Mattieu Aron, symboliquement intitulé « Le piège américain », dans lequel il dénonce la guerre économique qui oppose les Etats Unis à la France. C’est donc un homme fatigué qui revient, mais nullement déterminé à se taire. Non pas pour se venger, mais plutôt pour informer et alerter sur les risques de l’industrie française face à la puissance étatsunienne.


Un aller simple pour New York


« Alstom, vous voyez ce que c’est ? Enfin ce que c’était… » commence-t-il son intervention en ironisant. Pour ce cadre dirigeant de 51 ans, Alstom sera un nom qui rimera éternellement avec déception. Un souvenir amer du milieu carcéral américain et d’un long combat contre l’injustice.


 

Tout débute lors de sa mise en examen par le Département de Justice américain en Novembre 2013… à son insu. La justice américaine a en effet lancé une procédure d’enquête contre Alstom, soupçonnant la firme française d’avoir eu des pratiques de corruption visant l’obtention de contrats notamment en Indonésie et en Egypte. Ce qui lui permet de le faire, c’est le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) – un outil juridique régulièrement utilisé par les Etats Unis afin de lutter contre la corruption. Seulement voilà, cet outil a une portée extraterritoriale et peut donc mettre en cause n’importe quelle entreprise cotée sur les marchés américains.


 

Lorsqu’il se rend à New York, pour un voyage d’affaires, Frédéric Pierucci ne se doute de rien. Surtout pas qu’il sortira de l’avion escorté par des agents du FBI, qui le menotteront et le mettront en examen. Sans explication aucune, il est alors amené chez le procureur en charge de l’affaire, qui le questionne abondamment. Pierucci comprend alors qu’on lui demande de coopérer – autrement dit de « jouer la taupe » et dénoncer les collaborateurs d’Alstom accusés de corruption : son arrestation n’est finalement qu’un levier de pression sur sa compagnie.


 

Refusant d’endosser ce rôle peu gratifiant, Pierucci est alors reconduit en prison de haute sécurité. Les évènements s’enchainent de manière étonnement rapide : 

« du jour au lendemain, vous passez d’un homme normal à James Bond », avoue-t-il, sous le choc.


« Une machine à mettre en prison »

 

Le FBI confronte Pierucci à la réalité statistique, qui brise ses espoirs de sortir indemne de cette affaire. Les peines qu’il encourt sont calculées en fonction de la qualification des crimes fédéraux – c’est-à-dire entre 15 et 19 ans. Face à ces chiffres, pas de tergiversation possible. Pierucci est presque forcé de plaider coupable.


Mais le cauchemar ne fait que débuter. Alstom refuse d’assumer sa responsabilité dans les faits de corruption qui lui sont reprochés : Pierucci devient un élément indésirable, dont la détention assombrit l’image de l’entreprise. Il se retrouve ainsi licencié, sous le prétexte presque ironique d’ « abandon de poste ». A ce moment-là de son récit, Pierucci ne manque pas de souligner 

« un problème de gouvernance évident » au sein de l’entreprise. Le PDG de l’époque, Patrice Kron, se met alors à diriger la firme en fonction de ses propres intérêts (qui se réduisent à ne pas finir en prison) et non de ceux de ses actionnaires.


Patrice Kron cèdera finalement lors de ce bras de fer, et assumera les faits en 2014. La proposition de rachat par General Electric ne se fera pas non plus attendre – déclenchant une vaste polémique et privant la France d’un de ses « fleurons industriels ».


Mais Pierucci refuse de rester passif face à ce phénomène répétitif d’achats américains : 

« il faut arrêter d’être surpris de ces rachats, on doit avoir une démarche proactive. Il est nécessaire de sortir de cette logique de soumission en réfléchissant comment contrer ces pratiques américaines. » explique-t-il. La réciprocité est en ce sens la condition sinequanone pour renverser cette situation. Encore faudrait-il que le rapport de force soit égal : aujourd’hui, la majorité des échanges étant effectués en dollars, et les firmes américaines étant largement en avance en termes de compétitivité, un pied d’égalité entre les Etats Unis et l’Europe est difficilement envisageable.


Quid de l’inertie de la corruption française ?

 

Le FCPA – désigné comme coupable des maux d’Alstom, et de maintes autres entreprises qui ont dû payer la note – est un instrument dont l’utilisation a explosé à partir de 2005, ciblant des firmes de l’UE telles que Siemens (2008) ou Total (2013). L’ OCDE a même repris certaines de ses dispositions pour élaborer ses guidelines de législation anticorruption.


Toutefois, Pierucci déplore le manque de décisions prises en France sur la question. Car de toute évidence, cette dynamique anticorruption est asymétrique entre l’Europe et les Etats Unis, et la nécessité d’une réciprocité est aujourd’hui l’enjeu principal à résoudre. Or ne faudrait-il pas lutter d’abord contre la corruption dans nos entreprises nationales ? Pierucci est d’accord : la corruption est une réalité. « Les Etats Unis nous disent que si on ne fait pas le ménage chez nous, alors ils le feront pour nous», explique Pierucci. La stratégie ferme des amendes est évidemment dissuasive, et permet une prise de conscience massive : encore faudrait-il une responsabilisation massive des dirigeants des firmes.


Aujourd’hui, selon Pierucci, c’est loin d’être le cas. Les entreprises optent pour une politique de l’autruche au lieu de s’attaquer au cœur du problème. Pour y remédier, juge-t-il, il est nécessaire d’appliquer plus de rigueur dans les contrôles et d’envisager des sanctions plus appropriées aux enjeux ; « il faut passer de la compliance cosmétique à la compliance réelle ». Car pour l’instant, les entreprises rendent des comptes uniquement de manière superficielle, mais « les choses sont en train de bouger lentement ».


Un long chemin reste à faire pour endiguer ces pratiques définitivement : et pour l’instant, le FCPA s’avère être le seul obstacle efficace à la tentation de l’illégalité. L’élaboration d’un instrument similaire en France relève encore d’un long combat juridique et moral – d’une introspection qui, s’il le faut, se fera avec le soutien et l’amont des Etats Unis.